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Le discours naturel d’Ulisse Aldrovandi: lecture et représentation de la nature au XVIe siècle

Autore


Philippe Glardon

Université de Lausanne

Faculté de Biologie et Médecine, enseignant d’histoire des sciences à l’UNIL et l’EPFL (chargé de cours), collaborateur libre à l’Institut d’histoire de la médecine et de la santé sociale à Lausanne

Indice


  1. Intro
  2. Les illustrations des traités naturalistes du XVIe siècle, entre «réalisme» et «incohérences»
  3. Discours descriptif et illustrations
  4. Lecture des «faictz de nature»
  5. Rhétorique et ordonnance naturelle

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S&F_n. 13_2015

 

Abstract



To the modern eye, Ulisse Aldrovandi’s work presents an evident discrepancy: it offers elements which have been interpreted as first steps in modern biology. Among them, the illustrations immediately draw attention, as they prove a new way of observing and describing nature, contrasting with the medieval symbolic approach of plants and animals. But some of the illustrations are obviously wrong, imaginary, or clumsy. Generally, modern history of sciences has rejected these as errors, arguing that their presence was due to the immaturity of a boring new science. This paper aims to present another way of considering the coexistence of contradictory elements in Aldrovandi’s scientific discourse: these elements must not be judged and classified from our modern point of view. They testify to the existence of a mainly different and polymorphic, but coherent representation of nature.


  1. Intro

L’œuvre naturaliste d’Ulisse Aldrovandi est monstrueuse. Au sens familier, tout d’abord, parce qu’elle présente la caractéristique la plus évidente du monstre dès le premier regard: le gigantisme. Ses ouvrages imprimés représentent 14 volumes in-folio et des milliers de pages, dont l’édition, entreprise tardivement dans la carrière du médecin bolonais, va largement dépasser la date du décès de son auteur[1].

Monstrueux, les volumes d’Aldrovandi continuent de l’être lorsqu’on les feuillette: l’œil très vite attiré par les nombreuses gravures intégrées au texte latin, le lecteur moderne éprouve un sentiment de surprise, voire de malaise, en constatant que ces illustrations présentent d’étranges anomalies: parfois, elles permettent l’identification immédiate d’une espèce. Ailleurs, maladroites, approximatives, elles sont à l’évidence de seconde main et étonnamment peu précises; et soudain, au détour d’une page, surgit une créature totalement imaginaire, baleine aux défenses de sanglier, dragon, licorne médiévale, cyclope ou enfants aux yeux multiples disséminés sur le corps…

Enfin, pour qui chercherait à comprendre en quoi consiste la «zoologie» aldrovandienne, et s’aventurerait à lire son texte latin, la surprise irait croissant, en découvrant l’étrange amalgame qui en compose les chapitres. On se fera une bonne idée du texte aldrovandien en parcourant les titres des subdvisions des chapitres consacrés à chaque espèce, qu’on peut regrouper en 6 catégories générales, elles-mêmes divisés en sous-chapitres variables:

1) Noms: confusions, synonymes, étymologie

2) Morphologie: description, anatomie, différences

3) Habitat de l’animal: lieu

4) Mœurs: (longévité de l’animal, tempérament, nature, moeurs, intelligence, voix, nourriture, sommeil, accouplement, génération, manière de chasser, …)

5) «Culture»: (sympathie, antipathie, physiognomonie, épithètes, histoire, augures, présages, visions et songes, mystique, allégorie, morale, hiéroglyphes, symboles, numismatique, statuaire, miracles, phénomènes fabuleux, proverbes, énigmes, monstres…)

6) Utilisation de l’animal: usages gastronomique, médical, cynégétique, etc.

On le constate, cette énumération non exhaustive surprend à la fois par la profusion des éléments et par leur disparité, du moins à nos yeux. Or l’assemblage de parties hétéroclites est encore une caractéristique du monstrueux … Cet aspect nous renvoie cette fois-ci à l’histoire naturelle du XVIe siècle dans son ensemble. Pour prendre une image de circonstance, l’œuvre d’Aldrovandi et de ses collègues ressemble à un des extraordinaires portraits anamorphiques de Giuseppe Arcimboldo: des éléments reconnaissables, poissons et coquillages, fruits, légumes ou autres objets dessinent à leur tour un buste humain grotesque, identifiable aussi, mais qui laisse perplexe par la vision d’ensemble qu’il présente. De même, les ouvrages des Italiens Pietro Andrea Mattioli et Ippolito Salviani, des Français Guillaume Rondelet et Pierre Belon, ou du suisse Conrad Gesner présentent une forme de classification, des chapitres alliant illustrations et observations pointues, voisinent avec les descriptions et les récits les plus naïfs, pour former ce que les historiens des sciences jugent souvent comme un mélange décousu et mal dégrossi, qui forme cependant un tout physiquement cohérent, l’ouvrage relié et édité.

Ainsi l’histoire naturelle du XVIe siècle constitue un phénomène nouveau dans l’histoire du regard porté par l’homme sur la nature, qui se matérialise dans des dizaines d’ouvrages parus en quelques décennies, à partir des années 1530. Cet ensemble, dont la parution se concentre sur une période courte, prouve un engouement extraordinaire pour les plantes et des animaux. On a même voulu y voir les prémisses de la science moderne, en particulier dans les traités botaniques qui présentent depuis 1530 des gravures sur bois de grande qualité, que complètent des descriptions écrites systématiques. Cette interprétation, née sous la plume des naturalistes Buffon et Cuvier entre la fin du XVIIIe siècle et 1830, n’est pas tendre avec leurs prédécesseurs, loués certes, pour leur regard innovant, mais accusés par ailleurs d’avoir accumulé un formidable galimatias d’érudition inutile.

L’opinion de Buffon, selon laquelle 9/10èmes du contenu des histoires naturelles du XVIe siècle peuvent en être supprimés, est évidemment insatisfaisante pour se faire une idée pertinente de leurs véritables objectifs. Pourtant cette vision a la vie dure, dans la mesure où les scientifiques qui se préoccupent d’histoire des sciences ont tendance à privilégier plus ou moins consciemment chez leurs prédécesseurs les éléments qui leur semblent préfigurer leur propre conception de la science.

 2. Les illustrations des traités naturalistes du XVIe siècle, entre «réalisme» et «incohérences»

C’est pourtant ces neuf dixièmes «inutiles», encombrés ou peu pertinents qui retiendront avant tout notre attention, ce d’autant qu’Aldrovandi a été fustigé précisément pour avoir été l’un des naturalistes les plus inutilement prolixes, aux côtés de son prédécesseur Conrad Gesner[2]. Les illustrations des ouvrages d’Aldrovandi, de même que celles des travaux de ses collègues, n’ont pas échappé à la critique, qui ont été formulées de deux manières: principalement à propos des ouvrages botaniques, on a salué la qualité des gravures, mais déploré le décalage entre leur «modernité» et l’obsolescence du texte, encore beaucoup trop porté sur le commentaire des textes antiques[3]. Pour ce qui est des ouvrages «zoologiques» et en particulier ceux d’Aldrovandi, mais aussi ceux de Gesner et des autres médecins naturalistes, les avis ont souvent été plus négatifs encore qu’envers les traités de botanique: comme dans ces derniers, les textes zoologiques sont jugés trop tributaires de l’influence antique. A cela s’ajoute que les gravures d’animaux sont nettement plus irrégulières que celles des plantes, à plusieurs titres:

- Certaines gravures semblent donner satisfaction à l’auteur, alors qu’elles sont médiocres, de seconde main, ou constituent des montages de toutes pièces, élaborées sur la base d’une description écrite elle aussi de seconde main.

- Les gravures reflètent les erreurs de classement ou d’identification par rapport à la zoologie moderne: la chauve-souris décrite parmi les oiseaux, comme chez Belon (Histoire de la nature des oyseaux) et Gesner, ou des espèces fossiles prises pour des espèces encore actuelles.

- Elles représentent des monstres totalement imaginaires, en particulier des monstres marins, comme le fameux poisson en habits de moine, présent dans tous les ouvrages ichthyologiques de la Renaissance.

- Elles comportent des images redondantes de la même espèce, au même titre que les textes sont répétitifs.

- Au contraire, certaines espèces nommées dans le texte ne sont pas du tout représentées.

- Certaines gravures représentent plusieurs espèces données comme proches et peu différenciables.

Cet édifice disparate est pourtant bel et bien matérialisé dans les ouvrages qui ont eu un succès considérable de leur temps, jusque tard dans le XVIIe siècle. En comprendre le principe unificateur pourrait donc nous donner le facteur de cohérence fondateur de l’histoire naturelle de la Renaissance. Pour ce faire, le mieux est de partir des déclarations des naturalistes eux-mêmes, qui n’ont pas été avares de commentaires sur les illustrations de leurs travaux, à commencer par Aldrovandi. On peut ainsi considérer son œuvre comme la synthèse des efforts entrepris par les savants du XVIe siècle pour décrire la nature, tandis que sa carrière résume l’évolution sociale et institutionnelle d’une nouvelle catégorie d’érudits née entre 1530 et 1550, qu’on peut désigner du terme de médecins naturalistes: Aldrovandi découvre l’histoire naturelle grâce à un médecin, Luca Ghini, féru de botanique, un médecin et ecclésiastique italien, Paolo Giovio, et au médecin français Guillaume Rondelet. Ces trois hommes font partie d’un groupe social bien défini, dont les membres sont universitaires et proches des milieux d’église et de cour. Cette communauté échange par delà les frontières. On dirait aujourd’hui que les savants travaillent grâce à des sponsors privés, les princes mécènes des diverses cours d’Europe, et en réseau, dont on a conservé la trace des échanges sous la forme d’innombrables lettres et allusions à des envois de matériel, plantes séchées, peaux, coquillages, plumes, minéraux, ou encore, bien sûr, gravures ou aquarelles naturalistes[4]. En ce qui concerne la carrière d’Aldrovandi, le médecin bolonais traverse une période où l’histoire naturelle gagne une crédibilité au sein de l’institution universitaire. Certes, l’étude de la nature est toujours incorporée dans le cursus médical, mais discipline acquiert des lettres de noblesse. Les médecins qui commencent à se spécialiser en histoire naturelle peuvent faire carrière comme médecins de cour, où ils dispenseront leurs conseils en matière de diététique, voire de gastronomie, au sujet des poissons les plus aptes à un régime ou à ravir le palais des convives. Mais ils seront aussi amenés à diriger un jardin botanique, à l’instar d’Aldrovandi à partir de 1559, ou une collection de curiosités naturelles, qui préfigurent les grandes institutions muséologiques des siècles à venir.

3. Discours descriptif et illustrations

Il faut maintenant expliciter l’interaction entre texte et image dans les travaux du XVIe siècle. Le phénomène est bien connu dans l’histoire du livre scientifique: de purement mnémotechnique dans les herbiers du Moyen Age, la représentation figurée de l’espèce devient partie intégrante d’un processus qui enserre l’espèce dans le but de l’identifier. Guiseppe Olmi a très bien étudié l’évolution du rôle de l’image dans le cas d’Aldrovandi, et son analyse vaut pour à toute l’histoire naturelle du XVIe siècle: au début ornementale et artistique, elle est progressivement asservie au dessein scientifique, en parallèle avec une professionnalisation de l’activité d’illustrateur et de graveur, qui marque la sujétion de l’artiste au projet de l’auteur: nombre de savants évoquent leur commande, les tarifs, les contrats qui les lient aux pictores et aux delineatores[5]. Comme ses pairs, le médecin bolonais est généreux en commentaires, non seulement sur les aspects sociaux relatifs à l’iconographie des histoires naturelles, mais également sur le rôle comme sur les limites de l’illustration. Celle-ci est donc à la fois complément et prolongement du texte, imitation (imitazione), image « ad vivum » de la nature pour Aldrovandi et, chez les auteurs français, «portrait naïf», dans lequel trait et couleurs doivent s’unir au service de la re-présentation. Ainsi le vocabulaire de la description atteste une complémentarité et une interchangeabilité entre le mot et le trait, qui tous deux peuvent transcrire les «marques» (notae) descriptives qui servent à différencier les espèces, et qui disent l’harmonie naturelle, le «discorso naturale» chez Aldrovandi. Car il est bien question d’un langage de la nature, perceptible par l’érudit. Donner le «pourtrait», la delineatio, la description, la significatio et la «demonstrance», que ce soit par l’image ou par le texte, participe d’un acte rhétorique de lecture et de transcription du fameux Liber mundi, qui doivent emporter la conviction au sujet de l’identité des espèces et de l’ordonnance de la nature. Le principe fondateur de la démarche est un travail de représentation mimétique du langage de la nature. L’homme reçoit de droit divin la capacité de représenter les choses dans une démarche où est abolie la différence entre le mot et l’image, puis entre la représentation humaine et l’objet l’humaine. Le travail d’Aldrovandi incarne l’aboutissement du processus: ses ouvrages parus à la fin de sa carrière, couronnent une vie de prospection, et prolongent le travail d’accumulation de «singularitez» rassemblées dans ses collections: c’est le cas des herbiers, tout proches par leur forme, des livres imprimés illustrés de gravures de plantes; mais il en va de même pour les animaux: aucune frontière ne peut être tracée entre les spécimens «conservés en peinture et au vif, dans notre musée, pour l’utilité des studieux, et que j’ai rassemblés non seulement au cours de mes études mais encore et surtout au cours de divers voyages, une fois devenu docteur en philosophie et en médecine, au prix de grandes fatigues»[6].

On se demande dès lors, devant un système aussi abouti, comment les auteurs peuvent tolérer de tels écarts entre leurs principes théoriques et ce qui est visible dans les ouvrages. En réalité, ces écarts ne sont qu’apparents, et ne manifestent que la perplexité induite par notre regard moderne. Les défauts que nous avons énumérés au sujet des images doivent être réévalués à l’aune du système de pensée qui les a vu naître.

La question de la qualité irrégulière des images est complexe. C’est un lieu commun chez les naturalistes d’invoquer l’incurie des imprimeurs et des artisans impliqués dans la réalisation des ouvrages. Au-delà d’une mauvaise excuse ou d’une fausse modestie de mauvais aloi, ces récriminations disent avant tout l’insuffisance des moyens humains à dépeindre la nature dans sa perfection.

4. Lecture des «faictz de nature»

C’est donc dans la perception de la nature par les médecins naturalistes qu’il faut chercher la raison de ces irrégularités de qualité et des curieuses lacunes que présentent les illustrations. On lit dans toutes les préfaces la perfection de la nature, manifestation perceptible de la puissance divine. Là réside toute la contradiction: les savants du XVIe siècle se sentent en droit de prendre possession des secrets de la nature, mis à la disposition de l’homme par le Créateur. Cela a été interprété par les historiens comme un feu vert accordé à la science pour inventorier systématiquement la nature, d’où l’incompréhension de ces derniers face aux apparents manquements des auteurs. Or on lit dans toutes les préfaces des hommages à Dieu qui disent la sacralité de la nature, dont les secrets ne sauraient être dévoilés dans leur ensemble. La puissance de la nature, ontologiquement liée à celle de Dieu, est sans limites, comme l’écrit Aldrovandi dans son Discorso naturale:

Que dire des plantes, dont les vertus sont infinies ? De tant de sortes d’animaux, parmi lesquels se dissimulent tant de secrets de la nature, qui font l’objet des études de grands philosophes aujourd’hui, et par les divers artifices desquels on voit resplendir sans cesse la bonté et le pouvoir de Dieu…[7].

La mission du naturaliste est ambiguë: plus il révèle de secrets, plus il loue la magnificence divine, tout en sachant que sa mission est impossible à achever. Dans le système taxonomique linnéen, l’espèce est l’unité ultime et universelle. Il n’en va pas du tout de même au XVIe siècle: une hiérarchie régit l’ordre naturel, depuis les êtres inférieurs jusqu’aux êtres les plus élevés que l’on trouve dans chaque règne du vivant, et jusque dans la société humaine. L’aigle, le dauphin, le lion, le cerf, sont ainsi les équivalents du roi dans leur ordre respectif, tandis qu’à l’opposé de l’échelle fourmillent des êtres presque indistincts, souvent nés par génération spontanée, dont la description n’offre aucun intérêt, d’autant que leur multiplication n’obéit à aucune règle établie, et dont seule la prolifération est un indice de la puissance créatrice divine. Ces êtres inférieurs existent dans tous les règnes.

En comptant les plantes parfaites et imparfaites, j’arrive au nombre de 5000 espèces. En partant du degré inférieur, je trouve les inachevées, dont la nature fait qu’elles sont dépourvues de feuilles, comme sont les truffes, les bolets, les champignons de cerf (plutées ?) et le «vingo» (?), qui naissent de la putréfaction de la terre, le «raisin du chêne», qui naît parmi les racines de cet arbre, et toutes sortes de champignons et de bulbes[8].

Si l’on peut dénombrer un certain nombre de plantes (de poissons, de quadrupèdes et ainsi de suite) utiles à l’homme, le reste des êtres, dont le nombre est connu de Dieu seul, est évoqué par la prétérition, l’énumération inachevée ou l’hyperbole. La composition des livres d’Aldrovandi est révélatrice: le volume De animalibus insectis compte 767 pages, dont 177 consacrées à l’abeille, à la cire et au miel. Dans celui qui traite des animaux solipedes, le chapitre du cheval compte 295 pages sur 495. Quant à la vache et au cerf, ils occupent respectivement 322 et 87 pages sur les 1040 du De quadrupedis bisulcis. En moyenne, ¼ des pages de chaque ouvrage n’est consacré qu’à une ou deux espèces seulement… Les espèces dominantes, en raison de leur noblesse, ou de leur utilité pour l’homme, sont pour ainsi dire placées sur un piédestal, tandis que les subalternes n’existent qu’en creux, et ne sont souvent décrites que par défaut de parties en comparaison des espèces phares. La démarche est profondément aristotélicienne: l’échelle des êtres est qualitative et les critères d’évaluation normatifs: les espèces sont évaluées en fonction de leur proximité ou de leur éloignement par rapport à l’homme, dont les parties, cerveau, main, œil, stature, sont les standards idéaux.

Les monstres, quant à eux, sont également des super-espèces dignes de toute l’attention. La puissance divine est bien sûr à l’origine de l’existence des monstres, dont l’apparition est incontrôlable, et rend une nouvelle fois vaine toute tentative de classification exhaustive: manifestations de la colère divine, avertissements aux hommes, punitions, les apparitions de monstres sont par définition imprévisibles, et l’homme doit se contenter de les interpréter après coup. Pour Aldrovandi, qui consacre un ouvrage entier aux monstres, la Monstrorum historia, parue en 1642, bien après sa mort, tout phénomène surnaturel est monstrueux, au sens étymologique du terme. Non seulement les êtres vivants gigantesques, composites, malformés de naissance, mais aussi les phénomènes astronomiques et météorologiques, ou encore un événement naturel exceptionnel, comme les invasions de jaseurs boréaux venus du nord de l’Europe[9].

Tout ce processus est à l’opposé de la démarche linnéenne, qui propose une grille de classification totalement contraignante, disposée d’avance pour accueillir toute espèce nouvelle, d’emblée mise sur un pied d’égalité avec toutes autres. Au contraire, le savant de la Renaissance demeure dans une attitude contemplative: conscient de l’incomplétude de ses moyens d’investigation, il est contraint de se borner à interpréter des signes profus, sans cesse renouvelés.

On comprend maintenant un certain nombre de caractéristiques de ce regard sur la nature. Sa prétendue naïveté à l’endroit de l’exceptionnel est en réalité de l’humilité. Certes, le génie du peintre, l’inspiration du poète, la langue originelle dont les anciens sont proches, parviennent parfois à toucher à l’essence des êtres. Mais l’homme de la Renaissance a pris conscience d’une nouvelle dimension du monde avec la découverte des Amériques, bien sûr, et aussi simplement en confrontant les espèces décrites par les anciens avec celles qui les entourent, en Allemagne ou dans les Alpes, par exemple. Devant l’ampleur insurmontable de la tâche, les mots et les images sont complémentaires au moment de dire la richesse de la création, qu’ils tentent en quelque sorte de cerner par une approche en cercles concentriques. Voilà le «discours naturel», le Discorso naturale, tentative de représentation de la nature en collectant les signes que le Créateur y a disposés pour en dévoiler l’intelligibilité profonde.

Souligner la multiplicité incontrôlable des êtres nés par génération spontanée ou l’étrangeté des créatures monstrueuses sont deux manières de rendre hommage à Dieu. La répétition des descriptions, des images quelquefois, la multiplication des dénominations dans toutes les langues, sont autant de tentatives d’enserrer une espèce, qui disent de manière métaphorique leur insuffisance. Prenons le cas du plus grand rapace nocturne d’Europe, le grand-duc. Pour représenter cette espèce remarquable, équivalent de l’aigle chez les oiseaux de nuit, Aldrovandi recourt à trois planches, et déclare, à propos des deux dernières:

Mais celui-ci dont nous donnerons à voir l’image en troisième lieu est en tout point semblable au second, à ceci près qu’il a les pattes moins hérissées et par ailleurs faibles, tout comme les pieds. Enfin l’image que nous plaçons en dernier pour le Grand-duc m’a été envoyée[10].

Cette citation est révélatrice de la méthode heuristique plurielle du XVIe siècle: outre l’observation directe, le naturaliste se fie aussi au témoignage des personnes dont l’autorité est reconnue, suivant le procédé aristotélicien, quitte à accorder une place à une gravure pour rendre hommage à son donateur. Les trois gravures sont mises en commun pour pallier les insuffisances de l’art humain à figurer une espèce très importante dans l’ordonnance naturelle. Au contraire, mais pour la même raison, l’auteur fait l’économie des illustrations, lorsqu’il s’agit d’espèces du bas de l’échelle: inutile de représenter des animaux qui se ressemblent trop, inutile et impossible, là encore en raison des limites des capacités de l’homme…

 5. Rhétorique et ordonnance naturelle

Quant à la question de l’ordonnance de la matière, les débats entre naturalistes, par préfaces interposées, illustrent toujours la même position de l’homme face aux mystères de la Création. L’ambiguïté demeure entre la volonté de proclamer l’ordre qui régit la nature et l’incapacité d’en saisir toute l’ampleur. Les naturalistes s’en sortent à nouveau de manière cohérente: la classification générale est empruntée aux anciens, Aristote et Pline pour l’essentiel. Tous deux fournissent un cadre solide, basé sur une structure qualitative verticale, pourrait-on dire, des êtres selon leur âme, végétative, animée et humaine, et horizontale, qui répartit les êtres selon leur milieu de vie, leur taille, ou d’autres critères secondaires. Les naturalistes sont dès lors à l’aise pour déployer leurs arguments à l’intérieur de ce cadre, même s’ils sont loin d’être d’accord sur la prééminence à accorder aux groupes ou aux espèces dominantes à l’intérieur de ceux-ci. Aldrovandi, dans le De ordine des prolégomènes à ses Ornithologiae, développe longuement les arguments qui justifient la classification qu’il adopte. Il critique aussi les partisans de l’ordre alphabétique, qui sèment la confusion en rapprochant des espèces qui n’ont aucun point commun et en séparent d’autres qui sont proches. Tout cela, loin de témoigner d’une immaturité de la science du XVIe siècle, est conforme à son approche. Les naturalistes se placent sur le plan de la rhétorique, puisque l’accès à l’ensemble du plan divin leur est barré: on peut argumenter, proposer des classements de certains groupes, qui fonctionnent comme des métonymies de l’ordonnance générale, des lucarnes projetant une lueur partielle sur quelques pans de l’édifice. Les tentatives de classification, quant à elles, dans leurs contradictions mêmes, sont autant de métaphores des bornes posées à la connaissance humaine.

Il est évident que cette approche contient en germe les agents de sa destruction: en acceptant des adjonctions, addendae et autres compléments au fur et à mesure que les nouvelles espèces affluent d’Asie ou du Nouveau monde, le système descriptif du XVIe siècle prépare sa propre implosion, dans son impuissance à proposer de classification spécifique satisfaisante. Mais celle-ci n’est, nous l’avons vu, qu’une des facettes de l’histoire naturelle de la Renaissance, dont le champ couvre aussi bien la médecine, la philologie, la poésie que la gastronomie ou la chasse, outre la fonction première laudative. D’ailleurs les compléments aux ouvrages sont intégrés dans l’épistémologie des ouvrages: ils ont eux aussi leur valeur rhétorique, en soulignant emphatiquement l’infinité du nombre des êtres, qui est reconnue est même proclamée par les auteurs.

N’inversons pas les choses: Aldrovandi n’anticipe pas le savoir biologique moderne; les savants des Lumières se sont appuyés sur sa contribution pour puiser les matériaux pour la construction de leur propre regard sur la nature, C’est en cela seulement qu’il y a continuité entre les systèmes. On ne saurait donc reprocher au XVIe siècle de n’avoir pas atteint un but qui ne faisait pas partie de ses objectifs, c’est-à-dire de d’élaborer un système descriptif de la nature dans son ensemble.

Même si les cabinets de curiosités verront leurs murs éclater sous la pression des spécimens toujours plus nombreux qui y sont collectés, pour être remplacés par les grands musées royaux puis nationaux, il n’en reste pas moins qu’à l’image des collections d’Aldrovandi, ils ont pu constituer une réponse cohérente, à la complexité et à la diversité du monde, en présentant toutes les articulations du systema Naturae sous le nom de microcosme[11]. Comme ses collègues, Aldrovandi a su allier la technique iconographique et la structure descriptive basée sur l’observation et l’interprétation des textes antiques. Son discours est harmonieux, poétique au sens qu’il tend au sacré et à une forme de transcendance, à l’instar de la mythologie antique et des messages prophétiques des Ecritures.

 


[1] Pour un exemple sur la prolifération précisément monstrueuse de l’œuvre de l’école aldrovandienne, outre les éditions de ses travaux personnels, voir E. Baldini, Prodigi, simulacri e mostri nell’eredità botanica di Ulisse Aldrovandi, in Natura-cultura. L’interpretazione del mondo fisico nei testi e nelle immagini, Atti del Convegno Internazionale di Studi, Mantova, 5-8 octobre 1996, éd. G. Olmi, L. Tongiorgi Tomasi, A. Zanca, Leo S. Olschki, Florence, 2000.

[2] Un matériel considérable atteste que les ouvrages édités d’Aldrovandi ne sont que la partie émergée d’un immense iceberg d’érudition et de matériel collecté durant des décennies. Voir M.-E. Boutroue, Le cabinet d’Ulisse Aldrovandi et la construction du savoir, in Curiosité et cabinets de curiosités, Neuilly, Atlande, 2004, pp. 43-63, disponible sur internet: (http://curiositas.org/document.php?id=153) et C. Riedl-Dorn, Wissenchaft und Fabelwesen. Ein kritischer Versuch über Konrad Gessner und Ulisse Aldrovandi, Böhlau Verlag, Vienne, Cologne, 1989.

[3] Pour une bonne entrée en matière sur l’illustration scientifique, voir The Natural Sciences and the Arts. Aspects of Interaction from Renaissance to the 20th Century. An International Symposium, Uppsala, 1985, Almqvist & Wiksell International, Stockholm 1985.

[4] Une partie de la correspondance d’Aldrovandi est numérisée sur le site de l’Université de Bologne:

http://www.filosofia.unibo.it/aldrovandi/pinakesweb/main.asp?language=it

[5] Voir G. Olmi, Osservazione della natura e raffigurazione in Ulisse Aldrovandi (1522-1605), in Natura-cultura, cit., pp. 105-161. De Olmi, voir aussi Molti amici in varii luoghi: studio della natura e rapporti epistolari nel secolo XVI, in «Nuncius», VI, 1991, pp. 3-31.

[6] Discorso naturale, rédigé en 1572, témoignage précieux d’Aldrovandi sur sa méthode et sa conception de l’histoire naturelle. Texte est disponible sur le site de l’université de Bologne:

http://www.filosofia.unibo.it/aldrovandi/mostra_frame.htm.

On y lit d’intéressants commentaires sur le musée de curiosités d’Aldrovandi, exemple unique en Europe pour le XVIe siècle. Cit.: f. 508 v°. 

[7] Ibid., f. 508 r°.

[8] Ibid., f. 510 r°-v°.

[9] Ornithologiae. Hoc est de avibus historiae libri XII, 1599, p. 273.

[10] Ibid., pp. 509-511. («Is vero cujus tertio loco iconem spectandam dabimus, secundo per omnia similis apparet, hoc excepto, quod tibias minime hirsutas habet, sed quemadmodum et pedes, debiles. Quam denique ultimo loco ponemus, iconem, etiam pro Bubonis imagine mihi misa fuit», p. 508).

[11] Voir P. Findlen, Possessing nature: museums, collecting, and scientific culture in early modern Italy, Berkeley, Los Angeles et Londres 1994; et A. Schnapper, Collections et collectionneurs dans la France du xviie siècle, Flammarion, Paris 1988.

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