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Perdre la vie. Vers une biologie privative

Autore


Renaud Barbaras

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Professeur de philosophie contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne; Membre de l’institut universitaire de France; Grand prix de philosophie 2014 de l’Académie Française

Indice


  1. Introduction
  2. Un vivre originaire: vie, existence, mouvement
  3. La communauté ontologique: vie des vivants et archi-vie
  4. «Mon impuissance est mon origine»: scission et désir
  5. L’archi-événement de la perte: vers une biologie privative

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S&F_ n. 17_2017

Abstract


Loosing Life. Towards a privative Biology


In what sense can we speak about life? In what sense can we speak about life in itself, without adopting neither vitalism nor reductionism? Both of these approaches, in fact, fail in the attempt to understand life because they are grounded on a physical – and dualistic – model. On the contrary, life has to be understood as a phenomenon and through the experience of the living being: namely, through phenomenology. In this article, I present the principal steps of a privative biology. By recognising an ontological belonging to the world (hyper-appartenance), a primordial movement (archi-mouvement), that is to say an original life (archi-vie) and, finally, an insurmountable separation from the world (archi-événement), it follows that a being is living only in the way of movement and only in the attempt to go back to the original dynamism from which it stems. In other words, it is desire.


  1. Introduction

L’intitulé même de ce colloque [NdR: About Life. Theories, concept and images of the living] présuppose que cela a un sens de parler de la vie, de la vie comme telle, en tant qu’elle ne se réduit donc pas aux vivants. Se trouve ici suspendue la thèse qui domine le champ de la biologie, selon laquelle cela n’a pas de sens de parler de la vie puisqu’il n’y a que des vivants, c’est-à-dire des réalités qui sont douées de propriétés singulières en raison de leur composition chimique. Parler de la vie revient donc à reconnaître que les vivants sont vivants en vertu de la vie, parce qu’ils ont la vie ou sont en elle: les vivants sont une détermination de la vie plutôt que celle-ci une détermination des vivants. Toute la question est alors celle de savoir en quel sens il est possible de parler de la vie comme telle. En effet, il est tout aussi clair que le terme de vie ne saurait renvoyer à une entité spécifique, principe ou force qui animerait les vivants. Outre qu’il ne résout rien puisqu’il baptise le problème au lieu de l’affronter, ce vitalisme sommaire est comme la contrepartie d’un réductionnisme qu’il présuppose: puisque la vie ne saurait être trouvée au plan de la matière et de ses lois, il faut donc la chercher ailleurs et la penser sur le modèle physique d’une force qui serait aux vivants ce que les forces physiques sont à la réalité matérielle. En vérité, s’il demeure pertinent de parler de la vie, celle-ci ne saurait être distinguée des vivants comme une autre entité: les vivants ont la vie mais celle-ci ne s’atteste qu’en eux et n’a pas d’autre réalité que la leur. Au vu de ces remarques liminaires, s’impose la nécessité d’aborder la vie sans présupposés, là où elle se donne, à savoir dans les vivants, sans lui conférer d’autre réalité que celle qu’elle donne à voir, ce qui exclut par conséquent de la rapporter à la matière et ses propriétés ou à un principe vital qui la transcenderait. Bref, la vie ne peut être saisie comme telle que dans une perspective phénoménologique, qui l’aborde comme ou à travers son propre phénomène, à savoir à même les vivants.

Ajoutons que cette approche est non seulement exigée par le rejet des présupposés mais requise par la biologie elle-même comme sa propre condition de possibilité. En effet, le biologiste ne peut commencer à travailler et analyser son objet que s’il est d’abord susceptible de le reconnaître et de tracer une ligne de partage entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Or, cette reconnaissance, qui relève d’une saisie immédiate du vivant par un autre vivant, non seulement conditionne la connaissance mais ne peut être absorbée par elle puisque la description analytique et physico-chimique de la vie ne saurait intégrer la reconnaissance synthétique et perceptive du vivant par ce vivant qu’est le biologiste. Ainsi, la définition du vivant que propose le biologiste se trouve contredite par ce qui a permis l’accès à cette définition: le vivant est d’abord et définitivement un certain mode d’être qui est reconnu avec évidence par un autre vivant, de sorte que, comme le remarque Canguilhem, on ne peut «se flatter de découvrir par des méthodes physico-chimiques autre chose que le contenu physico-chimique de phénomènes dont le sens biologique échappe à toute technique de réduction»[1]. Bref, comme le dit encore Canguilhem, «la pensée du vivant doit tenir du vivant l’idée du vivant»[2], le vivant renvoyant ici indistinctement au vivant que nous reconnaissons et à celui que nous sommes puisque l’aptitude que nous avons à identifier des vivants s’enracine dans l’épreuve de notre propre vie, selon une sorte d’intercorporéité primordiale, qu’il faudrait rebaptiser pour la circonstance intervitalité. Ce qui est en tout cas certain c’est que la vie est inaccessible à cet entendement non-vivant qu’est celui de la connaissance physico-chimique et c’est pourquoi il faudrait distinguer, à la suite d’André Pichot, la matière vivante, objet de la connaissance biologique, de la vie comme telle, objet d’une phénoménologie. La vie n’est accessible que dans son phénomène et n’a pas d’autre réalité que ce phénomène même.

  1. Un vivre originaire: vie, existence, mouvement

De quoi parlons-nous donc exactement lorsque nous parlons de la vie? Remarquons tout d’abord que l’usage du terme de vie pour notre existence est consacré, au point que c’est en ce sens que le terme de vie est le plus souvent compris. On peut toujours avancer qu’il s’agit là d’un usage métaphorique mais affirmer cela c’est poser le problème plutôt que le résoudre puisque cet usage n’est possible que parce qu’il y a quelque chose de commun entre la vie et l’existence: c’est précisément cette communauté qui nous importe, pour autant qu’elle contribue à éclairer le sens de chacun des termes. Ainsi, parler de vie à propos de l’existence, c’est reconnaître que l’existence, y compris dans ses modalités les plus hautes ou les plus désincarnées, demeure une vie. Mais ceci n’est possible que si la vie comme telle, y compris sous ses formes les plus frustres, n’est pas étrangère à l’existence: on peut parler de vie à propos de l’existence parce que l’on peut parler déjà d’existence à propos de la vie. Cet usage dessine donc un mode d’être commun, un vivre qui est indistinctement vie et existence et est aussi et par là-même commun aux hommes et aux animaux. Or, d’autre part, cette communauté nous oriente quant au mode d’être de ce vivre. En effet, les vivants que nous sommes ne se contentent pas de vivre au sens intransitif, c’est-à-dire de se maintenir en vie: ils vivent quelque chose, ils se rapportent au monde et à eux-mêmes de manière orientée et discriminante, bref signifiante. Plus encore, le sens intransitif du vivre est subordonné à ce vivre transitif, comme épreuve de quelque chose: c’est dans la mesure où ils peuvent se rapporter au monde que les vivants se maintiennent en vie.

Encore faut-il ne pas se méprendre sur cette épreuve et ne pas l’assigner à quelque chose comme une perception ou une représentation qui s’ajouterait à des mouvements vitaux. Ce vivre transitif est un vivre: il s’effectue à même l’activité d’un vivant, qui renvoie aux mouvements par lesquels il vit, et ne se distingue pas de cette activité même. Tel est exactement le sens de la continuité entre la vie et l’existence, qui est aussi la communauté de l’homme et des autres vivants: comme les autres vivants, nous sommes en vie, c’est-à-dire en mouvement; comme nous, les autres vivants se rapportent de manière signifiante à un monde, de telle sorte que leur mouvement n’est jamais aveugle; comme nous, ils vivent quelque chose, bref sont des sujets. Ainsi, l’objet d’une phénoménologie de la vie est ce vivre originaire, plus profond que le partage entre le sens intransitif et le sens transitif, autrement dit un mouvement qui est toujours un rapport, ou encore une épreuve qui ne s’effectue que sous la forme d’un mouvement, bref l’identité d’une avancée et d’une expérience. Ainsi, si le vivant se donne à travers ou comme un mouvement, ce qui le signale comme vivant, c’est que ce mouvement n’est pas un effet, qu’il va quelque part, qu’il est donc chargé de sens, aussi sommaire celui-ci soit-il. C’est précisément à même ce mouvement que nous faisons l’épreuve d’un autre vivant et que s’actualise cette intervitalité fondamentale. Tout ce qui bouge ne suscite pas cette reconnaissance mais il y a une certaine manière de bouger qui manifeste quelque chose comme une spontanéité et donc une orientation, qui vient solliciter notre propre motricité et suscite par là-même une reconnaissance. Cette expérience de la vie est celle d’un mouvement qui n’est pas un effet mais un rapport, d’un mouvement en lequel quelque chose est vécu, bref d’une intentionnalité.

Le phénomène de la vie est donc celui d’un mouvement qui est plus qu’un simple déplacement, qui fait ou accomplit quelque chose; le phénomène de la vie est celui d’un faire, c’est-à-dire d’un se mouvoir qui est un voir. Il est vrai que nous avons la plus grande difficulté à comprendre ce mode d’être qu’est la vie car notre pensée est structurée en profondeur par le partage, caractéristique de l’époque moderne, entre le mouvement et le sens. Celui-là est réduit au mouvement local et, comme tel, il n’accomplit rien, n’a aucun sens: le principe d’inertie n’est autre que le non-sens physiquement réalisé. A l’inverse, le sens, ressaisi depuis Descartes dans et comme la pure actualité de la présence de la conscience à elle-même, est absolument étranger au mouvement et exclut tout devenir. Des deux côtés, c’est bien l’actualisme métaphysique qui est à l’œuvre, actualisme qui veut que la réalité ne soit rien d’autre que ce qu’elle comporte actuellement. Ainsi, le mouvement se réduit à la pure actualité des points de l’espace par lesquels il passe et le sens à l’actualité de sa donation à une conscience. Ce qui se trouve exclu de part et d’autre, c’est l’idée d’un excès, d’une réserve, d’une non-coïncidence à soi. Or, c’est bien cet excès ou cette réserve qui se donnent à voir dans le phénomène de la vie, pour autant que, à l’évidence, le mouvement vivant apparaît comme comportant plus que ce qu’il manifeste actuellement, comme en retrait et donc en excès sur lui-même, cet excès n’étant rien d’autre que cela que ce mouvement est en train d’accomplir, ce qui se fait en lui, autrement dit son sens, qui est ici indistinctement direction et signification.

C’est à la condition de sortir de cet actualisme métaphysique qui, en toute cohérence, est l’apanage des pensées qui ont mis la vie à l’écart, que l’on peut avoir accès au vivre comme tel. Celui-ci échappe au partage que nous venons d’évoquer: le mouvement qui le définit est irréductible à un simple déplacement sans pour autant s’épuiser dans l’immobilité d’une représentation, il est plus que le mouvement local mais moins qu’un acte représentatif et, en vérité, il est étranger à ces catégories. En effet, même si nous sommes contraints de caractériser la vie négativement car nous sommes tributaires de ces catégories de pensée – celles du mouvement (local) et de la représentation – l’important est de reconnaître ici que la vie est d’un tout autre ordre. Expérience ou épreuve si l’on veut mais épreuve qui se confond avec une effectuation au sein de l’extériorité et n’a donc rien à voir avec la donation d’un sens à une conscience: le sens qui se fait jour dans la vie ne s’épuise dans aucune actualité, il est au contraire son propre procès. De même, on peut parler de mouvement mais c’est en un tout autre sens que celui que nous lui accordons spontanément: ce mouvement du vivant n’est pas un simple mouvement local, il n’est pas déployé dans la pure extériorité mais comporte au contraire une réserve de puissance qui fait qu’il est toujours en avant ou au-delà de lui-même, tendu en quelque sorte vers ce qu’il a à accomplir. Ce mouvement n’est donc pas complétement déplié, il demeure comme rassemblé en lui-même et, en ce sens précis, n’est pas étranger à lui-même: c’est exactement cette convenance à soi que nous saisissons lorsque nous apercevons que quelque chose s’y passe, qu’il fait quelque chose, bref qu’il est vivant.

Cependant, cette caractérisation soulève un problème: si le recours au concept de mouvement pour la vie comme pour le mouvement local conserve un sens, force est alors de reconnaître que ces deux acceptions du mouvement entrent en concurrence. Comment concilier l’univocité du concept avec cette radicale différence de détermination? C’est en vérité de deux choses l’une. Ou bien le mouvement est essentiellement le mouvement local, mais il faut alors en conclure que la vie n’est pas mouvement mais tout autre chose. Cette première voie s’expose cependant à l’évidence de la dimension motrice de la vie, qui n’est manifestement pas étrangère au champ de l’extériorité. Ou bien nous en concluons que la vie est mouvement mais il faut alors reconnaître que quelque chose de l’essence même du mouvement s’y fait jour, que tout mouvement est, comme tel, du même ordre que les mouvements vivants, de telle sorte que c’est le mouvement local qui apparaît comme une abstraction prélevée sur un mouvement effectif qui est toujours beaucoup plus que déplacement. Bref, si la vie est vraiment un mouvement, force est de conclure que le mouvement est vie, que tout mouvement est donc vivant et que la vie déborde les vivants. Telle est précisément la conclusion à laquelle va nous conduire l’étude phénoménologique de la vie.

  1. La communauté ontologique: vie des vivants et archi-vie

Que peut-on dire dès lors de la vie à la lumière de ce vivre à la fois intransitif et transitif, de ce mouvement signifiant en lequel elle se phénoménalise? Si notre vie, tout comme celle des autres vivants, est bien mouvement, il faut alors conclure que la vie ne s’épuise pas dans l’activité des vivants, qu’elle vient de plus loin qu’eux et s’y précède donc elle-même. Dire que nos mouvements renvoient, en tant que tels, au mouvement lui-même, c’est reconnaître que le vivre des vivants s’enracine dans une vie plus originaire qui, si elle n’est pas autre qu’eux, ne saurait cependant s’épuiser en eux. Puisque la vie se donne comme un certain mouvement, la relation des vivants à la vie doit être pensée à la lumière de la relation entre les mouvements vivants et le mouvement lui-même. Plusieurs considérations nous conduisent donc à l’idée d’une vie originaire, que nous nommerons archi-vie, sous-tendant la vie de chacun des vivants sur un mode singulier qui nous prémunira contre le reproche de vitalisme. Simplement, on pourrait dire que si le vitalisme – au moins au sens de l’affirmation d’une force vitale spécifique – doit être dépassé, ce sera par excès et non par défaut. Tout d’abord, il faut prendre en considération le fait de l’appartenance ontologique de tout étant au monde, au titre de son sol ontologique premier. Cette appartenance n’a pas seulement le sens, incontestable mais encore superficiel, d’une inscription dans le monde (car il est vrai que tout mouvement s’accomplit dans le monde comme sol et espace de jeu de son déploiement) mais aussi et d’abord celui d’une communauté ontologique: tout étant du monde est précisément du monde, au sens où il est fait de la même étoffe. Or, les vivants ne font pas exception: ils appartiennent au monde et ceci en tant que vivants. Cette affirmation est lourde de conséquences car dire que le vivant appartient comme tel au monde, c’est exclure qu’il ne lui appartienne que d’un certain point de vue, celui de son corps ou de la matière vivante par exemple, de telle sorte que sa différence comme vivant serait alors imputable à la présence en lui d’un principe vital ou spirituel étranger au monde. Si le vivant appartient au monde en tant que vivant, alors il faut en conclure que sa vie même n’a pas d’autre source que le monde, qu’elle doit être préfigurée au sein du monde. Ici, en une sorte de métonymie métaphysique qui veut que la partie nous renseigne sur la nature du tout, le mode d’être des vivants constitue un témoin ontologique privilégié de celui du monde. Si les vivants sont caractérisés par le mouvement et s’ils appartiennent au monde au sens où ils partagent la même texture ontologique, force est de reconnaître que le monde est en son fond une réalité processuelle, que la vie des vivants s’annonce en son être même, qu’il doit par conséquent être compris comme un archi-mouvement.

Une réflexion ontologique sur le mouvement, qui met à l’écart l’acception physique abstraite de celui-ci comme état d’un corps, nous conduit au même résultat. En effet, le mouvement est beaucoup plus qu’un état et même beaucoup plus que le signe d’un inaccomplissement ontologique, d’un défaut de l’étant sur son être comme pleine détermination (une telle perspective enracine certes le mouvement dans la substance mais le subordonne néanmoins à l’immobilité comme état de ce qui est pleinement réalisé): il est un ordre ontologique autonome, dont on peut se demander s’il peut coexister avec l’immobilité, si l’immobilité ne devrait pas plutôt lui être subordonnée, en une sorte de mobilisme universel. Quoi qu’il en soit, affirmer que le mouvement est un ordre ontologique autonome, un mode d’être absolument irréductible à toute forme d’immobilité, c’est reconnaître que le mouvement d’un vivant ne peut être qu’une manière de poursuivre et d’actualiser un mouvement qui le précède, une manière de s’inscrire dans la mobilité. Même si son mouvement est spontané, le vivant ne commence pas le mouvement mais commence dans le mouvement, de telle sorte que son vivre ne consiste qu’en une modalité de reprise d’un mouvement qui est plus ancien que lui. En d’autres termes, le vivant appartient au mouvement plutôt que celui-ci ne lui appartient: il ne se meut que parce qu’il est mobile et il n’est mobile que parce qu’il appartient à la mobilité, se situe du côté du mouvement même. Or, on l’aura compris, cet ordre d’appartenance n’est autre que le monde lui-même, dont l’être doit être compris processuellement: l’appartenance constitutive des vivants au monde doit être pensée comme inscription dans un archi-mouvement dont procède leur mobilité de vivants, c’est-à-dire tout simplement leur vie.

Bien entendu, ce mouvement du monde ne doit pas être compris comme l’état d’un mobile qui serait le monde: cela reviendrait à reconduire ce mouvement à un autre sol qui serait alors le véritable monde. Le mouvement du monde est celui en et par lequel le monde se fait monde; c’est un mouvement ontogénétique et, plus précisément, cosmogénétique, mouvement de mondification. En ce mouvement, le monde advient comme tel à partir de cela qui n’est pas encore lui sans être pour autant un pur néant, à savoir un fond indifférencié. Le mouvement de mondification est un mouvement de détermination par différenciation du fond: mouvement par lequel une multiplicité survient en même temps que les étants individués en et par cette multiplicité. Ce procès d’individuation par différenciation, sur lequel nous ne pouvons nous arrêter, qualifie le monde, en son sens le plus originaire, comme physis. Il importe néanmoins de retenir que ce procès est caractérisé par la puissance, puissance de faire être tout ce qui est, non pas à partir du néant mais de soi-même; puissance qui renaît sans cesse de ses œuvres pour autant que le monde ne cesse de changer et qu’il n’est au fond rien d’autre que ce qui se fait à travers tous les mouvements intra-mondains, le mouvement de tous ces mouvements. Le monde est cela qui se produit en produisant sans cesse les étants, en les faisant et les défaisant à travers de nouvelles configurations de lui-même; il est cela que rien n’épuise mais qui se nourrit au contraire de ce qu’il fait, puissance qui est donc surpuissance. Or, si notre vie consiste bien en un certain mouvement et si ce mouvement, comme on vient de le voir, renvoie à un archi-mouvement dans lequel il s’insère et dont il hérite, force est alors de conclure que cet archi-mouvement est celui d’une archi-vie, ou plutôt, s’il est vrai que les vivants sont simplement en vie, que cet archi-mouvement est le véritable nom de la vie. Ainsi, contre toute attente, l’approche phénoménologique des vivants à même leur vivre nous reconduit à la vie même, vie qui n’est la vie d’aucun vivant mais vie du monde lui-même, archi-vie à la fois au sens d’une vie surpuissante, puisqu’en elle se fait le monde (et, avec lui, tout ce qui peut être), et d’une vie originaire, d’une proto-vie à laquelle renvoie nécessairement le vivre des vivants au titre de leur provenance et donc de leur mobilité première. Si la vie comme telle peut avoir un sens, ce n’est pas comme attribut de quelque substance ou force singulière opposée aux forces physiques, mais en tant que cet éternel procès de mondification, c’est-à-dire au fond la force même du cosmos.

Il est donc vrai de dire que la vie des vivants, qui n’est que leur vivre, renvoie à la vie, que leur vie se déborde donc ou se précède elle-même, mais c’est au sens où leur mouvement conduit nécessairement à un archi-mouvement qui n’est autre que la mobilité originaire du monde. La vie de l’archi-vie n’est pas autre que celle des vivants mais plutôt la condition même de leur mobilité, l’élément dans lequel celle-ci s’enracine et qui ne s’en distingue finalement que par la surpuissance. Ainsi, nous faisons droit au concept de vie et donc à la différence entre la vie et les vivants mais sur une base strictement phénoménologique: c’est le mode d’être dynamique des vivants, leur vivre constitutif qui nous a conduits au-delà ou plutôt en-deçà de lui-même, vers une archi-vie qui n’est que la source de leur mobilité, la surpuissance qui la nourrit. Cette archi-vie n’est pas autre chose que la vie des vivants, elle ne renvoie à aucune force spécifique et c’est pourquoi cette référence à la vie est étrangère au vitalisme: la vie ne diffère des vivants que comme la mobilité même diffère du mouvement, ou encore la surpuissance cosmique de ce qui se déploie en elle. Autant dire que nous dépassons ici le vitalisme par excès en allant chercher la vie non pas dans un certain secteur de l’être, à savoir au sein des vivants sous la forme d’une force spécifique, mais au niveau de l’être lui-même compris comme monde, c’est-à-dire encore comme surpuissance mondifiante. La seule manière de dépasser le vitalisme en faisant droit à la vie en sa différence avec les vivants est sans doute de reconnaître que tout est vie au sens où tout étant doit son existence à une puissance ontogénétique originaire: la vie comme telle n’a de sens qu’à la condition d’être comprise comme cela qui ne s’épuise pas dans l’existence du vivant mais la déborde au contraire, comme n’étant pas d’abord celle des vivants.

  1. «Mon impuissance est mon origine»: scission et désir

Une telle conclusion soulève immédiatement une difficulté: s’il est vrai que la seule vie est l’archi-vie du monde, du procès mondifiant en lequel les vivants puisent leur vie, force est de constater que tous les étants ne sont pas vivants. En pensant le procès du monde comme archi-vie, nous ne nous engageons pas dans la voie d’un hylozoïsme ou d’un animisme qui comprendrait tout étant comme vivant, qui verrait dans l’être-en-vie le mode d’être de tout étant. Dans la perspective phénoménologique qui est la nôtre, il est au contraire requis de faire droit à la différence incontestable et phénoménologiquement attestée entre vivant et non vivant; que la vie du vivant plonge dans une archi-vie ne signifie pas encore que tout étant produit par celle-ci soit un vivant. Nous avons adopté pour l’instant une démarche régressive consistant à mettre au jour au cœur de tout vivant une archi-vie mondifiante au titre de son élément d’appartenance. Mais il s’agit maintenant de parcourir le chemin inverse, c’est-à-dire de rendre compte du mode d’être des vivants à partir de l’archi-vie. Or, dans la mesure où tous les étants ne sont pas vivants mais où tous procèdent de la puissance mondifiante, cela revient à introduire une distinction entre deux rapports possibles à l’archi-vie, entre deux manières de s’en distinguer en tant qu’étants finis. Autrement dit, même si ce qui nous constitue comme étants renvoie à l’archi-vie du monde, même si notre dynamisme vital plonge dans celui du monde, ce qui nous constitue comme vivants renvoie plutôt à ce qui nous en sépare. On pourrait dire en effet que le propre des étants non-vivants est qu’ils sont inscrits de part en part dans l’archi-vie, qu’ils ne sont que ce qu’elle fait et ne possèdent pas d’autre réalité que la sienne. C’est donc paradoxalement parce qu’ils sont au plus près de l’archi-vie, de part en part inscrits en elle qu’ils ne sont pas vivants. Autant dire que les étants du monde sont tout entiers tributaires des lois du monde, que leur mouvement, en tant que modalité d’effectuation de l’archi-mouvement, n’est qu’un effet: il ne peut leur arriver que ce qui arrive au monde, ils ne font rien d’autre que ce que fait le monde. Tel n’est précisément pas le cas des vivants. Leur mouvement a ceci de propre qu’il échappe en partie aux lois du monde, ce qui se manifeste sous la forme de la spontanéité ou de l’autonomie: leur mouvement n’est pas un effet mais un commencement, il est un auto-mouvement. Bref, alors que l’étant quelconque est mu, l’étant vivant se meut.

Toute la difficulté est dès lors de rendre raison de ce soi du mouvement, qui se manifeste dans le caractère signifiant et orienté de celui-ci et en lequel s’atteste sa vie. Bien entendu, il ne s’agit pas de recourir à un quelconque principe positif, conscience ou âme, ce qui reviendrait à subordonner la vie du vivant à autre chose qu’elle-même, à déplacer ainsi le problème au lieu de le résoudre et à nier l’appartenance constitutive et totale du vivant au monde. Il faut donc s’en tenir au fait de la spontanéité et, en la ressaisissant du point de vue de l’archi-mouvement, affirmer que le propre des mouvements vivants est qu’ils échappent à l’emprise du mouvement du monde, procèdent d’une rupture au sein de celui-ci et relèvent donc d’une forme de dérive par rapport au procès du monde. C’est en quelque sorte à la faveur de cette rupture qu’ils peuvent commencer quelque chose, c’est précisément parce que leur lien avec le mouvement du monde est distendu qu’ils peuvent se mettre en mouvement. Ainsi, la similitude relative avec le mouvement du monde qu’ils manifestent à travers leur autonomie a pour condition une distance avec celui-ci: c’est parce qu’ils ne sont plus tout à fait pris en lui qu’ils peuvent exister comme lui et c’est exactement cette similitude qu’exprime le recours à la vie pour caractériser le mode d’être des vivants par différence avec celui des non-vivants. Ainsi, de même que la pleine inscription des étants non-vivants dans la vie du monde a pour contrepartie leur absence d’autonomie, la distance des vivants est la condition de leur autonomie: du point de vue de l’archi-vie, l’appartenance entraîne la différence – celle qui donne naissance aux non-vivants – et la séparation l’identité sous les espèces de la vie. Autant dire que c’est en raison non pas de la présence mais de l’absence de l’archi-vie en eux, dès lors qu’ils échappent en partie à son emprise, que les vivants sont vivants. Etre en vie, ce n’est pas avoir la vie mais l’avoir perdue, ou plutôt, alors que ce qui est dans la vie elle-même, au titre de ce qu’elle produit, n’est pas vivant, le vivant est l’étant qui n’est pas en elle, qui s’en est détaché et peut justement l’avoir parce qu’il ne l’est pas.

Il reste cependant à rendre compte de ce que nous avons identifié comme la spécificité du mouvement vivant, à savoir le fait qu’il est plus qu’un simple déplacement, qu’il accomplit quelque chose, se porte vers un terme – la réalité du soi se confondant ici avec la présence de ce terme au sein du mouvement, avec son excès sur lui-même. En effet, la rupture avec le procès du monde ne suffit pas par elle-même pour rendre compte du caractère orienté de ce mouvement: ce n’est pas parce qu’il n’est plus un effet du monde qu’il est déjà une intentionnalité. Il faut donc regarder de plus près. En effet, dire que notre mouvement est en rupture par rapport à celui du monde ne signifie en aucun cas que le vivant devienne soudain extérieur au monde et rompe toute attache avec lui. Le monde est le seul sol d’appartenance possible et les vivants font partie du monde au même titre que les autres étants, au moins en ceci qu’ils ne lui sont pas extérieurs. En d’autres termes, si le mouvement vivant relève bien d’une scission au sein du mouvement du monde, scission qui est la condition de son autonomie et donc de l’individuation du sujet vivant, cette scission n’est pas totale, sans quoi le vivant sortirait de la mobilité (et c’est d’ailleurs pourquoi un étant parfaitement immobile est impensable car cela supposerait une extériorité radicale au monde, ce qui est évidemment impossible). Quelque chose de la puissance de l’archi-vie perdure dans le mouvement des vivants et c’est pourquoi ils se meuvent, ont encore la puissance de se mouvoir; ce qui, en revanche, a été perdu à la faveur de la scission, c’est précisément cette puissance ontogénétique propre au monde, cette puissance de produire qui est une surpuissance. On pourrait donc dire que le propre du mouvement est son impuissance, qu’il n’a conservé de la surpuissance du monde que la capacité de se mouvoir, qu’il se meut faute de produire, de sorte que la formule de Valéry, «mon impuissance est mon origine»[3], pourrait valoir comme une définition du vivant.

En quoi consiste alors ce mouvement où se fait écho la surpuissance du monde? Dans la mesure où il relève d’une séparation vis-à-vis de ce qui demeure le sol ontologique du vivant, ce mouvement ne peut être que celui d’un retour à son origine, d’une réconciliation avec cela dont le vivant a été séparé, bref avec le monde. Mais, dès lors que la scission est irrémédiable, cette réconciliation ne peut être qu’une aspiration, le retour au monde un simple désir. On assiste donc à une sorte de renversement de sens ou d’inversion intentionnelle par laquelle le mouvement qui procède du monde se retourne vers son origine à la faveur d’une séparation, comme si le monde lui-même tentait de surmonter la blessure qui l’affecte: le vivant procède en droite ligne de cette tentative. Mais, en et par cette inversion, le mouvement change de nature: il n’est plus puissance productrice aveugle mais aspiration, non plus ontogenèse mais désir. Ainsi, c’est bien en raison de sa situation ontologique, qui est celle d’une séparation ou d’une dérive, que le mouvement accède au rang de mouvement signifiant, que le vivant devient capable de vivre. Le sens qui affleure dans le mouvement du vivre, et qui n’est d’abord rien d’autre que la direction dans laquelle il s’engage, mesure la distance du vivant avec son sol ontologique, l’écart entre ce qu’il peut faire et la surpuissance du monde, bref son impuissance. Loin de renvoyer à la présence en lui d’une conscience, la signifiance du mouvement vivant a un statut purement négatif: elle correspond à un défaut de puissance, défaut à la faveur duquel la pure affirmation de la puissance se fait visée. On ne passe pas du mouvement physique à celui du vivant par addition d’une dimension subjective mais par soustraction, soustraction de sa surpuissance qui le condamne à aspirer à défaut de pouvoir faire. Le mouvement vivant est plus que lui-même comme mouvement, puisqu’il est une visée, car il est moins que lui-même comme puissance; sa subjectivité ne mesure alors que le défaut de son dynamisme vis-à-vis de la surpuissance dont il provient. Autant dire que la modalité singulière du vivre, dont nous avons dit qu’il était plus que déplacement mais moins que représentation, n’est autre que celle du désir. Le désir est la modalité d’être propre du vivant pour autant qu’il ne fait paraître son terme qu’en se portant vers lui, qu’il est indistinctement avancée et dévoilement. On le voit, la démarche régressive qui nous a conduits du vivant à la vie éclaire en retour la spécificité du mouvement vivant: en montrant qu’il ne pouvait procéder que d’une scission au sein de l’archi-vie, nous avons été conduits à assimiler son mode d’être propre, qui n’avait été saisi jusqu’ici qu’abstraitement, à celui du désir. C’est en celui-ci que consiste la transitivité du vivre pour autant qu’elle ne peut se déployer que dans l’extériorité, que l’épreuve en quoi il consiste demeure un agir.

  1. L’archi-événement de la perte: vers une biologie privative

On le voit, à la faveur de cette démarche à la fois régressive et progressive, les coordonnées du problème de la vie, plus précisément du rapport entre la vie et les vivants se trouvent profondément transformées. En effet, il ne s’agit plus de chercher à caractériser la vie à partir des vivants comme cela qui les transcendrait, ce qui conduit inévitablement à un va-et-vient entre réductionnisme biologique et vitalisme. Nous avons au contraire été conduits, à partir du mode d’être propre à tout vivant, à identifier la vie au fond même de la réalité, c’est-à-dire au monde, compris comme procès mondifiant ou archi-vie. Le problème s’inverse alors: puisque tout est dans l’archi-vie ou en procède, comment rendre compte de la différence des vivants? On l’a vu, cette différence ne peut être pensée que sur le mode privatif, comme perte de l’archi-vie, ou plutôt de sa surpuissance. C’est à la faveur de cette perte que le mouvement du vivant, mouvement désormais impuissant, se mue en aspiration à sortir de l’exil ontologique, en désir de rejoindre sa source. C’est exactement en ce désir que consiste la singularité du mouvement du vivre, qui échappe au partage de l’intransitivité et de la transitivité. Autant dire que le sens et la raison de la vie des vivants résident dans une perte de la vie comme archi-vie et qu’il n’y a par conséquent de biologie rigoureuse que privative. Entendons par là que ce n’est pas en recherchant une propriété, un principe ou une faculté qui, s’ajoutant à un simple corps, le rendrait vivant, que l’on peut prétendre accéder à la singularité du mode d’être vivant, comme si la vie était la matière plus quelque chose. C’est au contraire en comprenant l’être en vie du vivant à partir d’une séparation et donc d’une privation d’une archi-vie qui n’est autre que la puissance même du procès mondifiant que l’on a une chance d’accéder à sa singularité. S’il y a quelque chose de plus dans le vivant que dans le non-vivant, à savoir l’aptitude à se mouvoir en un mouvement qui est par là-même signifiant, c’est parce qu’il y a moins dans le vivant que dans la vie. Le vivant est, à la lettre, celui qui a perdu la vie elle-même, ou encore l’archi-vie; c’est en raison non pas de la présence de la vie en nous mais de son absence que nous sommes vivants, c’est-à-dire vivons quelque chose. Ce vivre n’est autre que cette aspiration qui est corrélative de la perte et est donc aspiration à la vie comme telle. Être vivant c’est désirer la vie et la formule n’est pas tautologique car il ne s’agit pas exactement de la même vie de part et d’autre. Mais il suit de là que cette aspiration est marquée du sceau de l’impossibilité ou de la contradiction: l’accomplissement de cette aspiration serait sa négation comme aspiration d’un vivant singulier puisqu’elle signifierait sa dissolution dans l’archi-vie. C’est en quoi le mouvement qui caractérise le mode d’être vivant est bien désir en un sens rigoureux: il ne saurait par principe être comblé puisque sa pleine satisfaction signifierait sa disparition et c’est pourquoi il est sans cesse exacerbé par ce qui prétend la satisfaire. Tout ceci revient à dire que la naissance empirique du vivant est la contrepartie d’une mort métaphysique, autrement dit d’une séparation avec la vie comme archi-vie; ce qui signifie à l’inverse que la mort empirique, comme dissolution de la singularité du vivant et extinction de son mouvement propre, est synonyme d’un retour à la vie.

Comme on le comprend au terme de cette analyse, toute la charge et donc la difficulté d’un biologie privative réside dans cette scission au cœur même du monde, à la faveur de laquelle on passe de l’archi-vie au vivant, de la surpuissance du mouvement cosmogénétique à l’impuissance du mouvement vivant. Cette scission ne saurait évidemment reposer sur l’être propre du vivant – âme, principe vital ou conscience – comme le pensait toute la tradition, puisque l’être vivant en procède au contraire. Cela revient à dire que c’est à partir de son appartenance et seulement de celle-ci, c’est-à-dire du monde, que la phénoménologie doit rendre compte du vivant. Mais, d’autre part, cette scission qui affecte la surpuissance du monde sur le mode de la limitation ne saurait pourtant être l’œuvre du monde lui-même. Le propre d’une puissance est en effet de faire tout ce qu’elle peut faire et de ne pouvoir donc renoncer à elle-même. Affectant le monde sans trouver en lui sa cause, cette limitation est donc sans cause puisque le monde est le lieu de toute causalité possible. Autant dire qu’elle est un pur événement, plus précisément un archi-événement dans la mesure où elle vient affecter l’archi-vie. C’est à la faveur de cet événement que naît le vivant en sa différence avec la vie, ou plutôt que la vie donne naissance au vivant en se détachant d’elle-même. On le voit, toute la difficulté d’une biologie privative se concentre dans le statut de cet archi-événement et celui de sa relation avec l’archi-mouvement. Quoi qu’il en soit, il faut en conclure que si la vie n’a pas d’origine dans la mesure où elle est l’origine même, le vivant n’en a pas non plus puisqu’il procède de la vie à la faveur d’un événement qui, comme tel, n’a pas sa raison en elle. Le vivant comme la vie sont ainsi caractérisés par le défaut d’origine, mais c’est en des sens tout à fait opposés: alors que la vie n’est autre que l’essence même, le vivant procède d’une contingence pure venant affecter cette essence et est donc de l’ordre d’un archi-fait. C’est dans le mode d’articulation entre cette essence première et cet archi-fait, pour autant que celui-ci ne peut naître que d’une privation de celle-là, que réside le secret d’une phénoménologie de la vie.

 


[1] G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin, Paris 1975, p. 32.

[2] Ibid., p. 13.

[3] P. Valéry, Oeuvres II, Gallimard - Pléiade, Paris 1960, p. 40.

 

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