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À quoi peut servir l’Anatomia?

Autore


Vincent Barras

Université de Lausanne

Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique, Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV) et Faculté de biologie et de médecine, Université de Lausanne (UNIL)

Indice


  1. Naissance de l’Anatomie?
  2. Une chance anthropologique?

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S&F_n. 13_2015

 

Abstract



This paper is focused on Hippocrates’ Anatomia, a short text in his monumental work about medicine. The pages seem to be there just about accidentally, and they incorporate a lot of elements adapted from Democritus. Its singularity offers an interesting point of view about Hippocrates himself and in general about History of Medicine.


  1. Naissance de l’Anatomie?

Sous le titre de Peri anatomès («De l’anatomie») nous est parvenu un bref texte (deux pages à peine dans la monumentale édition des œuvres complètes d’Hippocrate par le médecin, helléniste, lexicographe et traducteur Emile Littré au milieu du 19e siècle)[1]:

De l’anatomie

  1. La trachée, qui prend son origine des deux côtés du pharynx, se termine au sommet du poumon; elle est composée d’anneaux semblables [à ceux des autres animaux], les parties circulaires se touchant l’une l’autre sur la surface.
  2. Le poumon lui-même, incliné vers la gauche, remplit la cavité thoracique; il possède cinq parties saillantes, qu’on appelle en effet lobes. Il est de couleur cendrée, ponctué de taches sombres, et naturellement alvéolé.
  3. Le cœur est situé au milieu de celui-ci. Il est plus rond que celui des autres animaux. Du cœur descend un large tuyau jusqu’au foie, et avec ce tuyau un vaisseau appelé grande veine, par laquelle le corps entier est nourri.
  4. Le foie ressemble à celui de tous les autres animaux, mais est plus sanguin que celui des autres. Il a deux parties saillantes, qu’on appelle portes; il se trouve dans la partie droite. Du foie, une veine oblique s’étend vers les parties au-dessous des reins.
  5. Les reins sont semblables [à ceux des autres animaux], et de couleur proche de celle des moutons. D’eux partent des conduits obliques vers le sommet de la vessie.
  6. La vessie est toute entière tendineuse et grande. A distance de la vessie, viennent, au centre, les testicules.
  7. Ces six parties ont été disposées à l’intérieur, centralement.
  8. L’œsophage, prenant naissance à la langue se termine dans le ventre; on l’appelle «bouche» vers le ventre septique.
  9. De la colonne vertébrale, derrière le foie, vient le diaphragme. Sur le faux côté, je veux dire le gauche, commence la rate, qui s’étend de manière semblable à une empreinte de pied.
  10. Le ventre, placé à gauche à côté du foie, est entièrement tendineux. Du ventre vient l’intestin, semblable [à ceux des autres animaux], long, mesurant au moins douze coudées, spiralé et enroulé en replis, que certains appellent colon, par où se produit le passage de la nourriture.
  11. Du colon vient, en dernier, le rectum, à la chair fournie, et se termine à l’extrémité de l’anus.
  12. Le reste a été disposé en ordre par la nature.

 

Comme pour l’ensemble de la soixantaine d’écrits contenus dans le Corpus hippocratique (et attribués par la tradition ultérieure à un auteur unique: Hippocrate), nous ignorons en réalité la date précise et l’auteur de ce texte, dont on peut toutefois situer la période de rédaction autour du IVe siècle avant J-Chr. (les traités composant le Corpus se répartissant entre le Ve et le IIe siècle avant J.-Chr.)[2]; par ailleurs, certaines particularités philologiques laissent penser qu’il pourrait provenir de la Grèce du Nord (Thrace). Mais au-delà de cette parenté avec l’ensemble des écrits, De l’anatomie, trouvant sa place au sein du Corpus peut-être «par accident» et incorporant différents éléments d’obédience démocritéenne[3], constitue à tous égards un texte singulier.

Tout d’abord, son titre contient la seule occurrence, un hapax, dans tout le Corpus, du mot anatomia. Le terme est certes bien attesté dans la littérature grecque de l’époque (chez Aristote notamment, où il désigne une technique d’incision visant à permettre la connaissance de l’intérieur du corps), mais son extrême rareté au sein d’un ensemble de textes qui fondent la tradition médicale occidentale est remarquable. Son contenu ne l’est pas moins. C’est d’une part l’unique traité de ce Corpus qui soit entièrement dédié à l’anatomie (au sens d’une description systématique de parties du corps de ce même Corpus), bien qu’il n’aborde pas l’ensemble du corps (mais uniquement, comme on peut le lire, le contenu du tronc), et bien que d’autres traités présentent aussi, en partie (et parfois plus longuement que notre texte: voir par exemple Nature des os), des contenus clairement anatomiques. Puis, il s’agit indéniablement de la description d’une anatomie du tronc humain, soulignée par les multiples comparaisons effectuées avec les parties des autres animaux. Enfin, c’est là encore un fait princeps, le récit est entièrement narré dans cette perspective anatomique – les aspects physiologiques (le fonctionnement), pathologiques ou thérapeutiques largement présents dans le reste du Corpus étant ici absents, du moins – pour la physiologie – implicites. Autrement dit, ce texte nous offre l’opportunité d’observer, pour la première fois (conservée) de l’histoire de la médecine occidentale, le déploiement d’une anatomie humaine autonome.

Un premier trait qui caractérise, sur le plan formel, ce déploiement anatomique, qui, autrement dit et d’une certaine manière, en signe l’appartenance à un genre précis: celui du traité anatomique précisément – appelé à un développement tout à fait spectaculaire, à une permanence historique presque sans failles jusqu’à nos jours (au point de constituer peut-être un trait définitoire majeur de la «culture occidentale» –, est la manière de ce récit: il n’est fait, peut-on dire, que de termes évoquant les parties du corps (la trachée, le pharynx, le poumon, le foie, la colonne vertébrale, les testicules,…), les rapports respectifs de ces parties (placé à gauche, derrière, au milieu, …), les extensions (depuis le fois s’étend…, à distance de la vessie se trouve …, incliné vers la gauche …, se terminant dans le ventre…, centralement), les formes (rond, spiralé, enroulé en replis …), les caractéristiques chromatiques (couleur cendre, proche de celle des moutons, ponctué de taches sombres, …), les tailles (douze coudées, grand, …), les consistances (tendineux, à la chair fournie. Il s’agit en somme d’une topographie réalisée à l’aide d’un nombre restreint de catégories descriptives, d’un parcours reliant dans un ordre qui n’est pas indifférent les parties mises en exergues dans le récit. D’un parcours, ou plus exactement de deux parcours, qui vont l’un et l’autre du haut vers le bas. Le premier dans l’ordre du récit, mais aussi dans l’ordre de l’exposition d’un tronc dévoilé par une incision antérieure, part du pharynx, relie une série de passages, tubes, parties «solides»: trachée, poumon, cœur, foie, «grand vaisseau», foie, veine oblique, rein, conduit oblique, vessie, testicules[4]. Le deuxième parcours (commençant au paragraphe 8) démarre à la hauteur de la langue, passe par l’œsophage, la «bouche» du ventre (proche de notre estomac moderne), entretient un certain rapport avec la colonne vertébrale, le diaphragme et la rate, se poursuit dans l’intestin, le colon et se termine «à l’extrémité de l’anus».

Si toute explication physiologique en est formellement absente, quelques principes peuvent pourtant être déduits des termes utilisés ou de l’agencement proposé des parties: d’une part le principe d’une digestion «septique», c’est-à-dire fondée sur la putréfaction des aliments, évoque certaines théories émises sur la digestion par les physiologistes présocratiques; d’autre part le principe d’une fonction de passage d’éléments nutritifs et résiduels, dont la nature même n’est pas précisée (gazeux? fluides? solides?) à travers le corps grâce deux systèmes parallèles du haut vers le bas, l’un antérieur se déployant du pharynx à la vessie, l’autre, postérieur, joignant la bouche à l’anus.

L’énumération de ces différentes caractéristiques, ajoutées à sa brièveté, permet donc de répondre à une première question, celle de son usage au moment où il fut écrit, lu, transmis (autrement dit, de l’Antiquité à la période moderne, où l’on peut penser que l’habitude d’y recourir se perd, mais l’histoire des manières dont il a été effectivement utilisé reste à faire – les six manuscrits conservant ce texte datant quant à eux du 12e au 16e siècle)[5]: sans doute celui d’un résumé, une sorte de «vade mecum», d’aide-mémoire (peut-être dérivé d’un traité plus complet dont nous ignorons tout)[6]. Telle fut, pendant une période singulièrement longue, pour les praticiens de la médecine, une première utilité de l’Anatomia.

Toute description d’un corps tendant à produire, pour ainsi dire spontanément, un sentiment d’adhésion au réel, nous lisons ce texte, comme tous les textes du même type qui le suivront – et comme l’ont fait les anatomistes avant nous tout au long de l’histoire – en y mesurant, tout aussi spontanément, son adéquation à la vérité anatomique, du moins celle qui se confond avec l’état actuel du corps anatomique. De là proviennent, nécessairement, des effets de vérité, d’erreur et de flou. Effets de vérité: la description des poumons au bout de la trachée (en notant tout de même que le texte n’en parle qu’au singulier), les cinq lobes en lesquels ces derniers se divisent, la description du foie, l’existence des «tuyaux obliques» reliant les reins à la vessie, le départ de l’œsophage s’ouvrant dans la poche gastrique, l’emplacement du foie et de la rate, la longueur et l’enroulement de l’intestin, l’aspect tendineux de la vessie, la séquence colon-rectum-anus, satisfont tous dans leurs grandes lignes notre connaissance anatomique. Plus incertaine, en revanche est la situation du diaphragme, placé derrière le foie (et non au-dessus, comme il faudrait s’y attendre), alors que sont carrément problématiques d’autres passages, comme l’obliquité et les rapports topographiques précis du «large tuyau» reliant cœur et foie, de la «grande veine» qui accompagne ce dernier, ainsi que de la «veine oblique» se dirigeant vers les parties situées sous les reins. On notera que de telles incertitudes, affrontées résolument, ne sont pas sans conséquence sur la politique de traduction. Ainsi, le terme grec de bronchia, apparu au paragraphe 3, traduit ici par «tuyau», est défini par le «Liddel-Scott» dictionnaire grec-anglais de référence (en se référant précisément à ce traité hippocratique) comme un «imaginary system of ducts connecting heart with liver»; le «Bailly», dictionnaire grec-français se contenant quant à lui du terme (désormais désuet en anatomie) de «trachée-artère». Quant au terme phleps, trouvé en ce même paragraphe, et traduit par «veine», il désigne en réalité tout vaisseau sanguin, avant que la distinction ne s’établisse en médecine entre artère et veine (notamment suite à la pratique anatomique systématique sur les corps (humains et animaux) menée très vraisemblablement pour la première fois à Alexandrie par les médecins grecs Hérophile et Érasistrate au 3e siècle avant J.-Chr.), son sens ne se restreignant alors à «veine» en tant qu’opposée à artère.

 

  1. Une chance anthropologique?

Comment donc lire les «erreurs» du traité anatomique hippocratique (et, plus largement, comment lire tout traité d’anatomie)? Deux explications immédiates (auxquelles l’«histoire spontanée» de la médecine a souvent eu recours) sont: une transmission erronée (la mauvaise transcription d’un copiste, la compréhension fausse d’un tracteur) et figée ensuite dans la tradition; précédant cette explication matérielle, une mauvaise observation de l’auteur initial (persuadé par exemple de pouvoir distinguer un conduit oblique entre le foie et le rein, là où il n’existe dans le corps humain ou animal aucune voie les relient l’un et l’autre), imposée à la postérité par les aléas de la transmission non vérifiée de l’écrit pour de longs siècles. Ces deux explications, fondées sur une compréhension matérielle et auctoriale (deux caractéristiques sociales de l’entreprise scientifique contemporaine) ont le mérite de rappeler que l’histoire des connaissances scientifiques doit se fonder aussi sur l’examen des circonstances matérielles, y compris celles d’une éventuelle transmission perpétuée d’«erreurs». Elles sont toutefois insuffisantes au regard de ce que l’histoire de la médecine et du corps doit pouvoir proposer, à savoir une analyse qui se détacherait par principe de la perspective téléologique, si tenace dans la «philosophie spontanée des savants», ou des médecins notamment, prompts à adopter le point de vue, et l’état des connaissances contemporains, comme l’alpha (en tant que source première de leur regard rétrospectif) et l’oméga (en tant que point d’arrivée nécessaire du progrès des connaissances) du savoir scientifique. S’il convient de s’arrêter sur les «erreurs» de l’Anatomia hippocratique, c’est donc moins en tant qu’erreurs (en regard de l’anatomie contemporaine) que d’éléments constitutifs d’une logique propre du corps, probablement devenue désuète ultérieurement, mais que la tâche de l’histoire de la médecine est de reconstituer, et d’en tracer le devenir.

Or, en première analyse, la logique qui se dégage est celle d’un tronc (en l’occurrence humain), en deux couches, l’une antérieure et l’autre postérieure (si l’on considère le corps debout) ou l’une superficielle et l’autre profonde (si on le considère couché sur une table de dissection). S’interroger sur l’existence de cette logique, c’est, plus fondamentalement, se poser la question des modes d’acquisition du savoir exposé, autrement de la pratique fondant cette théorie anatomique. On vient d’évoquer le terme de dissection – sens qui est précisément celui que donne Aristote au terme d’anatomia. Il n’est pourtant guère possible de supposer solidement, à partir des éléments fournis par le texte, une quelconque relation avec la biologie et les pratiques de dissections animal systématique menées par Aristote[7], ni d’ailleurs avec la biologie et l’anatomie alexandrine d’Hérophile et d’Erasistrate[8]. Ce que nous pouvons en revanche dégager de cette organisation en deux plans, c’est la possibilité qu’elle relève d’une pratique raisonnée d’ouverture du tronc, acquise peut-être – en l’absence de toute autre source permettant de supposer l’existence d’anatomies humaines[9] – à l’occasion d’opportunités diverses (telles que blessures humaines occasionnelles) reliées à d’autres pratiques sur les animaux (techniques d’éviscération en boucherie, par exemple) – et organisant à partir d’un geste – l’ouverture du tronc du haut en bas – la structuration en deux plans du corps observé et décrit. Poser l’existence d’une logique, qui nous est entre temps devenue tout à fait étrangère, permet de rappeler que le geste de l’observation directe du corps, devenu par généralisation à toute chose observée un élément crucial du paradigme de la philosophie du savoir scientifique, le fait de chercher à voir de ses propres yeux (le grec dit: autopsia) relève en réalité d’une histoire très complexe, et nullement naturelle: deuxième utilité, pour l’exercice des (et la réflexion sur les) sciences contemporaines, de l’Anatomia.

Reculant d’un dernier pas, élargissons une fois de plus l’angle de vue sur le corps tel qu’il est décrit dans ce texte décidément énigmatique. Nous voyons alors que ce corps est en réalité un corps singulier, en ce qu’il décrit, parmi tous les autres corps possibles, une logique comme un possible parmi d’autres. Ce corps en somme, est inscrit dans le panorama général qui serait celui d’un programme élargi de l’histoire de la médecine, et qui consisterait à se demander, à propos du corps, de tout corps, quelles sont les techniques qui, autant qu’elles le dévoilent, le structurent; comment est-il transmis; au fond, de quoi est-il (et donc, de quoi sommes-nous) le produit? Troisième utilité, antrhopologique, de l’Anatomia.

 


[1] E. Littré, Œuvres complètes d’Hippocrate, 10 vols, Baillière, Paris 1839-1861. Le texte en question figure au le volume 8, pp. 538-541. Il existe une édition et traduction française plus récente: M.-P. Duminil, Hippocrate, t. VIII (Plaies, Nature des Os, Cœur, Anatomie), Les Belles Lettres, Paris 1998. J’utilise pour le présent essai et la traduction qui y figure le texte édité par E. Craik, Two Hippocratic Treatises: On Sight and On Anatomy, Brill, Leiden 2006, dont les choix éditoriaux me paraissent mieux fondés. Pour une présentation générale d’Hippocrate et du Corpus hippocratique, voir J. Jouanna, Hippocrate, Fayard, Paris 1992.

[2] Telle est la proposition de E. Craik, op. cit., M.-P. Duminil, op. cit., penchant quant à elle pour une date plus tardive: IIIe-IIe siècle avant H.-Chr.

[3] Voir E. Craik, op. cit., pour un développement argumenté de telles hypothèses.

[4] Le passage terminal de ce premier parcours, au texte grec difficile et peut-être corrompu (paragraphe 6) est interprété par Duminil – qui semble vouloir en parachever plus hardiment la logique – de la manière suivante: «au fond de la vessie, une communication a été placée à l’intérieur par la nature».

[5] M.-P. Duminil, op. cit.

[6] C’est ce que propose M.-P. Duminil, op. cit.

[7] Au sujet desquelles voir M. Vegetti, Le couteau et le stylet, tr. fr. Van Dieren Editeur, Paris 2010.

[8] Voir à ce sujet H. von Staden, Herophilus: The Art of Medicine in Early Alexandria, Cambridge University Press, Cambridge 1989.

[9] Au sujet desquelles voir J.-M. Annoni et V. Barras, La découpe du corps humain dans l’Antiquité, «Bulletin Canadien d’Histoire de la Médecine», 10, 1993, pp. 189-224.

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